Lexicon / configuration

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

« Dans le rétroviseur j’appercevais toujours Vaughan et la fille. Leurs corps, illuminés par les projecteurs de la voiture qui nous suivait, se réfléchissaient sur le coffre noir de la Lincoln et les divers chromes de l’intérieur. L’image du sein gauche de la fille, avec son mamelon dressé, ondulait sur le cendrier. Des segments déformés des cuisses de Vaughan composaient avec le ventre de sa partenaire une curieuse figure anatomique sur la glissière de glace. Vaughan a installé la fille à califourchon sur lui, et de nouveau sa verge l’a pénétrée. Leur acte sexuel se réfléchissait en un tryptique sur les cadrans lumineux du compteur de vitesse, de la montre et du compte-tours. » — J.G. Ballard, Crash, Calmann-Lévy, Paris, p.164

configuration n.f. (1190; lat.configuratio) Didact. Forme extérieur, aspect générale. V. Conformation, figure, forme. Inform. Ensemble organisé (d’éléments). – [Le Petit Robert, Le Robert, Paris, 1992.]

configuration n.f. a été emprunté au XIIIe s. au dérivé latin chrétien configuratio, « action de façonner à la ressemblance de », et s’est fixé (v.1370) avec le sens métonymique de « forme extérieur ». Depuis il s’est répandu au sens large de « figure, aspect » et s’est aussi spécialisé en sciences, par exemple chimie, astronomie, géométrie, sciences sociales, avec le sens de « disposition relative d’éléments », très voisin de celui de structure. – [Dictionnaire historique de la langue francaise, Le Robert, Paris, 1995.]

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En informatique on aime les configurations. Vends : PC 486, processeur Intel 150 mhz, disque dur 1 gigaoctet, écran 17”, CD-Rom 4x vitesseA vendre : Power Macintosh 7500, processeur 603e, disque dur interne 2.5 gigaoctets, CD-Rom 6x vitesse, imprimante laser, scanner 1200 dpi., etc., etc… Pour parler de nos ordinateurs, nous les décrivons souvent par rapport à ce qu’ils savent faire (imprimer, afficher, lire des CD-Roms) et la vitesse à laquelle ils le font. C’est-à-dire que nous décrivons des possibilités de comportements. Pour comprendre ce qu’il est - et qui il est - il faut comprendre comment il est. Il s’agit, au fond, du nom propre de la machine et du moyen que nous utilisons pour la distinguer d’une autre - aspect très important à l’époque où l’on commence à parler de machines « ouvertes » où n’importe quel « système d’opération » (Mac OS, Windows, Unix, etc.) marcherait sur n’importe quelle configuration. La machine « elle-même » pourrait très vite devenir une sorte de configuration temporaire - voire un corps sans organes à la Artaud - qui n’a de nom ou de renom qu’à partir du moment où elle est branché sur les bonnes connexions qui ensuite lui donneront sa figure. On construit déjà des « network computers » (ordinateurs sur réseaux) qui sont, soit un grand pas en avant, soit un grand pas en arrière dans l’histoire de l’informatique. Ces fameuses machines n’ont même pas de mémoire de long durée, tout se fait dans l’instant et par interconnexion, c’est-à-dire dans la puissance et l’intelligence des configurations. Tout cela n’a rien d’étonnant puisque l’ensemble du circuit intégré (integrated circuit) n’est rien d’autre qu’une sorte de figure diagrammatique d’interconnexions, c’est-à-dire l’organigramme d’un fonctionnement. Son identité relève de la façon dont il parcourt ce véritable « circuit ». Le circuit intégré est déjà une configuration.

Dans les années 1950, Roland Barthes parlait déjà du passage de la voiture de course (« du bestiaire de la puissance ») à une voiture conçue comme « gourmandise de la conduite »(1). On parlait moins des vitesses qu’elle atteint pour s’attarder sur la nouvelle expérience-conduite qu’elle propose. Configuration « easy driving » contre configuration « vitesse ». Plus recemment, et peut-être pour cela plus loin de nous, Jean Baudrillard interprète ce texte de Barthes comme la prémonition d’une interconnexion sociale quasi-pornographique où rien n’existera en dehors de sa mise à nu dans le réseau totalisant de la « communication » : on ne prend sa voiture que pour la faire entrer dans un circuit de communication, soi-même n’étant qu’une annihilation du particulier dans le grand flux (2). Mais même cette notion très réductrice d’une certaine notion de « flux » ne comprendrait la radicalité du geste qui met en « réseaux » des éléments discrets, des corps et donc des configurations, car cet ensemble est loin de se former dans un communication absolue. Il faudrait parler plutôt des micro-configurations qui se dégagent de ce grand flux, et des vécus qui s’y forment.

Du côté des ordinateurs, le niveau d’interchangeabilité a atteint un tel point que si on devait décrire maintenant la « voiture informatique », on dirait : une machine fabriquée avec des roues Volkswagen, des cylindres Volvo, des sièges-arrière Citroën, des pare-brises Fiat, quelques poignées Ford, des tuyaux Honda, etc., etc. Ne parlons même pas des divers mélanges qui constitueraient son essence. L’identité même d’un ordinateur, est de plus en plus constituée des puissances variées de son fonctionnement, qui s’expriment à travers les divers « pièces détachés », « accessoires », voire « suppléments » qui lui permettent sa démarche. Bientôt l’objet partiel total.

Mais restons dans la voiture et ouvrons le mode d’emploi. On y trouve un certain nombre de diagrammes de fonctionnement, non pas des photos, mais des illustrations, des diagrammes.

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Ce qui est important ici, ce ne sont pas les fonctionnalités de ces divers rouages, mais plutôt comment elles appellent à une caresse du corps qui va les faire fonctionner. Les ergonomistes de l’industrie automobile l’ont compris et ont tendance à regrouper diverses fonctionnalités dans un même objet. L’importance de « la bonne conduite » fait qu’une fonctionnalité sera vite abandonnée si son geste devient trop compliqué. Le tableau de bord n’est pas la description d’activités mécaniques propres, mais plutôt la description de manipulations possibles, c’est-à-dire la mise en place d’une configuration corps-voiture-conducteur-conduite. On aurait tout intérêt à comparer les diagrammes de ce mode d’emploi non pas à des modèles de communication, mais aux multiples illustrations du Kama Sutra.

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C’est dans ce sens que le diagramme du tableau de bord nous montre finalement mieux qu’une photo la véritable expérience du tableau de bord, c’est-à-dire comment on arrivera à l’habiter par le corps. « Inhabit » dit-on en anglais, qui veut dire à la fois « habiter », mais également « remplir », i.e. « occuper ». Quand nous parlons d’un corps qui « inhabit » la configuration, c’est par rapport à un schéma d’actualisation. Et c’est ici que le Kama Sutra nous aide à comprendre l’importance du diagramme dans le mode d’emploi. Car, le Kama Sutra (3) n’est pas un simple affichage pornographique : il démontre en même temps qu’il montre. Ces illustrations ne se substituent pas à l’acte sexuel, elles l’invitent plutôt. C’est une logique du programme. Le Kama Sutra ne fait que permettre de déplier le mouvement, de l’analyser pour mieux le faire soi-même. Nous devons ensuite utiliser notre imagination. C’est cela son rapport au diagramme : il dé-montre le tracé d’un geste, tout comme le mode d’emploi d’un ordinateur dé-montrerait la signature gestuelle nécessaire pour « attraper » un fichier, le faire « glisser » pour ensuite le « déposer » dans un dossier. Ici on est dans le régime du langage tout en le dépassant largement. Parlons plutôt de postures que d’énonciation. « Intercourse » contre « communication » - pour interagir avec le dispositif, il faut un corps, et un corps qui actualise des gestes, qui « inhabits » la configuration.

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Voici une réponse à Jean Baudrillard, qui, dans un drôle de texte sur Crash de J. G. Ballard, veut que l’inter-course machine-corps soit réduit au pur fonctionnement de la machine. Il pense que la machine peut prendre la place de l’acte sexuel (tout en admettant qu’il est toujours médiatisé). Mais il oublie la leçon fondamentale du Kama Sutra, c’est-à-dire que l’acte sexuel dans sa nature même témoigne déjà de la présence essentielle et fondatrice de dispositifs et de configurations (c’est-à-dire de la médiatisation) :

« La jouissance (perverse ou pas) a toujours été médiatisée par un appareil technique, par une mécanique, d’objet réels mais le plus souvent de phantasmes - elle implique toujours une manipulation intermédiaire de scènes ou de gadgets. [Dans Crash] la jouissance n’est qu’orgasme, c’est-à-dire confondue sur la même longeur d’ondes avec la violence de l’appareil technique, et homogénéisé par la seule technique, et celle-ci résumée en un seul objet : l’automobile. » (4).

Mais l’intercourse n’a pas besoin de médiatisation, elle est déjà médiatisation. Car c’est plutôt le contraire : la machine ne s’actualise que par rapport au corps, et vice versa. Dans l’informatique, ou dans l’interface, ainsi que dans Crash, le « par rapport » et le « en fonction de » prennent tout leur sens. C’est pour cela que le diagramme est si approprié pour l’apprentissage de la machine et décrirait l’ensemble de son fonctionnement dans une optique plus grande que le travail ou la tâche. Il serait de même de l’acte sexuel, qui est finalement l’exemple a priori d’un art du dispositif. Le diagramme n’est pas le geste en lui même, il est le geste en puissance, c’est-à-dire à l’état virtuel. Il a toujours besoin d’un corps quelconque pour devenir un véritable geste, c’est-à-dire pour s’actualiser en véritable acte. On ne peut rien comprendre à la programmation, ni à l’interface, sans avoir saisi cette logique du degré zéro du diagramme.

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En parlant des interfaces machines, on parlera donc d’une « configuration » qui fait appel aux gestes possibles et au corps qui les mettra en acte. C’est un véritable diagramme de gestes virtuels qui deviendront dans cette actualisation des gestes effectifs à travers le diagramme. Interface comme diagramme d’actions et d’interactions, non pas comme surface d’intercommunication. Ces gestes peuvent même se désincorporer, se dématérialiser en étant repris par la machine, mais cela veut simplement dire qu’un geste corporel (mouvement de la souris) peut lui-même devenir un geste virtuel (icone qui se déplace), cette fois-ci actualisé du côté la machine (le programme lui-même fait bouger l’icone). Dans les deux cas, il s’agit d’un geste véritable, c’est-à-dire d’un rapport dans la manipulation, d’une in-habitation, d’une incorporation. C’est la définition même de l’interactivité.

(On notera qu’à l’heure actuel, les configurations homme-ordinateur n’ont aucun ressemblence avec le Kama-Sutra - les interfaces erotiques inclus - et copie plutot ces manuels de bonne conduite sexuelle des puritans américains qui réduisent tout geste aux postures les plus impossibles et incomfortables pour assurer qu’aucun plaisir s’exprime à travers l’acte. Mais ceci vient probablement du fait que ce soit les américains qui ont le plus développé la culture informatique, et que leur « protestant work ethic » s’est finalement infiltré dans les configurations de ces machines.)

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Un dernier point : l’importance de la configuration, c’est qu’elle est pré-linguistique tout en se servant des éléments discrets de sens, c’est-à-dire du langage. La configuration donne le sens de la machine, à savoir son orientation. L’utilisateur, l’inter-acteur, pour se servir de la machine ou pour la main-ipuler doit entrer d’abord dans cette configuration. Pour « pointer » et « cliquer », par exemple, il lui faut une souris, ce qui fait appel à une configuration : bras + doigts + bille-inversée + bouton + flèche. D’autres configurations, comme le clavier, le « trackpoint », ou le fameux « dataglove », feront appel à d’autres configurations avec lesquelles viennent de nouveaux gestes. N’oublions pas les diverses configurations ou « interfaces » à retour d’effort comme le « GROPE » ou le « ROBOTOP », qui permettent de simuler une résistance aux gestes d’utilisateur. Avant de désigner une action alors, avant d’agir, il faut entrer dans la configuration qui permettra cette désignation, cet acte. Voilà pourquoi nous disions que l’interactivité est pré-linguistique tout en se servant du régime des signes et donc du langage.

cf. conversation, déploiment, diagramme, dispositif, effort, fonctionner, geste, instrument, in+ter+activité, intercourse, interface, inversion, marionnette, projection, prothèse, relation.

1. Roland Barthes, Mythologies, Points, Editions du Seuil, Paris, 1957, p.150

2. Jean Baudrillard, L’autre par lui-même, ed. Galilée, Paris, 1987.

3. cf. Vatsyayana, Le Kama Sutra, d’après l’édition de Sir Richard Burton, 1883.

4. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, ed. Galilée, Paris, 1981, p.163