Lexicon / fold

Douglas Edric Stanley

2004.02.15

De la complexité, est née l’idée d’une pliure interne au fonctionnement des machines algorithmiques. Cette pliure transforme les notions traditionnelles de distance critique, et trouble la lecture pour ceux habitués à un certain nombre de formes esthétiques reconnaissables.

Une des critiques faites à l’art numérique par les acteurs et défenseurs d’arts plus traditionnels (y compris « l’art contemporain »), tourne autour de l’idée d’un rapport trop proche au moyens de production. Le mot souvent employé est celui de « gadget » :

Les principaux effets de la révolution informatique sont-ils aujourd’hui visibles chez des artistes qui n’utilisent pas l’ordinateur. Au contraire, ceux qui produisent des images dites « infographiques », manipulant les fractales ou les images de synthèse, tombent généralement dans le piège de l’illustration : leur travail n’est, au mieux, que du symptôme ou du gadget.
– Nicolas Bourriaud ; L’esthétique relationnelle ; 1998 ; pp. 70

Il y aurait beaucoup à critiquer de cette phrase conçue pour être provocatrice, surtout venant du directeur d’un musée qui dans sa politique d’expositions n’a jamais su prendre acte des mutations apportées avant tout par les réseaux, mais également par l’ordinateur — tout en prétendant être engagé dans ce sens. Par exemple, des expositions comme Playlist ont été conçues par Bourriaud et son collaborateur Jérôme Sans pour défendre cette pirouette étonnante qui consiste à dire que les effets de l’ordinateur sont « plus visibles chez des artistes qui n’utilisent pas l’ordinateur ». Cette exposition n’a rien montré de la sorte, à part que le vocabulaire d’un domaine (« playlist », « stockage », « remixage », « navigation », « dossier », ) peut assez facilement être déplacé dans un autre domaine et renommé dans le processus de transfert « œuvre ». Contrairement à leurs déclarations nous sommes absolument là dans des logiques classiques du « ready-made ». En conséquence nous n’arrivons pas à prendre cette critique à la lettre, que nous soupçonnons d’avoir d’autres raisons d’être que l’argument avancé.

Il n’empêche que nous trouvons néanmoins très juste qu’une des risques actuelles pour l’art numérique serait justement de tomber dans le piège de l’expérimentation comme production infinie de gadgets. Le remplacement de l’œuvre par le gadget est effectivement une des risques qui accompagne l’introduction massive de la technologie en tant que technologie dans le champ de la création artistique. Mais cette introduction doit en même temps être qualifiée, car les raisons de ce glissement ne seraient pas uniquement dues à une fascination collective de plus en plus importante pour la technologie; elles seraient plutôt dues à l’introduction même de la technologie dans le champ de la création et la nécessité de donner une lecture de ces machines à partir des préoccupations artistiques. Autrement dit, de véritables transformations sont à l’œuvre et il est normal que les artistes explorent ces transformations en même temps que l’industrie informatique et les informaticiens (voire même les politiciens, surtout en ce qui concerne le droit d’auteur). Parfois cela signifie tout simplement une démonstration technologique des composants de base de cette transformation, où la mise en critique « artistique » devient plus implicite qu’explicite, d’où la difficulté à reconnaître à la première lecture la part artistique dans ce qui ressemble pour beaucoup à rien d’autre qu’un gadget technologique. Mais en voulant établir une distance — où les révolutions de l’informatique ne deviennent révolutionnaires qu’une fois extraites de leur contextes de départ —, nous passons à côté de la façon dont la logique de la distanciation est remplacé à l’intérieur des processus algorithmiques par la logique de la récursivité et de la stratification des abstractions comme sur notre échelle d’algorithmisation. L’algorithme n’a nullement besoin de la distance spatiale ou conceptuelle, qui impliquent tous les deux une extériorité. Car l’extériorité est fabriquée en permanence à l’intérieur du mouvement récursive qui consiste à replier le dehors à l’intérieur comme une invagination. La résistance à l’algorithme se fait à l’intérieur de l’algorithme même avec l’introduction de « bugs », de « virus » ou re-enchainements des protocoles. Dans un monde algorithmique, la part critique se passera forcément à l’intérieur de cet espace de la pliure, soit en introduisant de pliures supplémentaires, soit en se positionnant à l’endroit même de la pliure pour infléchir son jeu. Se mettre volontairement en dehors ne produit en rien une critique, et ne produit qu’une posture de plus de « luddisme » réactionnaire.