Lexicon / in+ter+activity

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

Parlons, non pas d’interactivité, mais d’in + ter + activité.

Acte : Activité, selon mon dictionnaire historique de la langue française, est un dérivé d’acte, emprunt du latin actum et participe passé passif substantivé du verbe agere. Agere (« faire ») se distingue de son homologue facere (« faire ») à cause de sa relation à une continuité dans l’acte : il décrit une activité continue, là où facere serait une relation à l’instant. Entre l’instant et le continu, l’acte même, avant toute activité, serait l’expression de la durée d’une action. En anglais on trouve facilement ce sens d’une continuité dans le verbe « act », par exemple sous forme d’impératif : « act accordingly », ou dans « to interact ». Deuxième particularité d’agere, c’est qu’il viendrait du grec agein, c’est-à-dire « pousser devant soi », et serait en opposition avec ducere qui signifie « conduire en marchant devant ». Ce n’est que plus tard qu’il s’oppose à cogitare. Agere - mot hérité d’une civilisation de pasteurs, me dit mon dictionnaire - ne signifie pas au départ le concept abstrait d’un fait ou de la réalisation d’une tâche; agere a été conçu pour l’activité tout à fait spécifique et concrète de la conduite. On conduit son troupeau, on ne le travaille pas. C’est peut-être pourquoi la racine indo-européenne °deg;werg’- (« agir »), et avec elle le grec ergon « travail » (cf. werk/work), n’interviennent pas dans l’histoire d’« acte ». Le travail, la force exercée par rapport à une tâche n’a pas ici de référence. On se réfère plutôt à ce que l’on conduit, activité constituée par la conduite, plutôt que l’objet fabriqué dans cette conduite.

Agere aurait plusieurs descendants français dont acteur, activité, et actualisation.

Inter : In signifie en latin « dans ». Il a gardé, en anglais, la forme de sa racine : « in » ; en français on le trouve sous forme de « en ». L’élément ter- sert à opposer deux parties. Inter- signifie donc « à l’intérieur de deux ». En latin il sera utilisé dans le sens d’un espacement ou d’une répartition. Par exemple, « interface », mot venant de l’anglais, est utilisé depuis au moins 1882 pour signifier une « surface placée entre deux portions de matière ou d’espace ». Inter- permet alors à un verbe ou à un nom de se constituer à l’intérieur d’un phénomène en se servant souvent d’une opposition. Dans ce sens, « intercaler » consisterait non seulement en une insertion dans un calendrier, une série, ou dans un ensemble, mais aussi à un écartement de tous ces éléments qui les maintiendrait en opposition. L’élément inter- fait travailler le « entre » ; il l’occupe. Pourtant, on dit que le sens d’une réciprocité de « inter- » - d’où interactivité - correspondrait à une transformation introduite après coup et ne serait pas en rapport avec l’usage premier de cet élément. Selon mon dictionnaire, « les formations où inter- expriment une relation ou la réciprocité ne semblent pas procéder de modèles latins; inter- y représente plutôt un doublet savant de entre- ». Mais il serait difficile d’imaginer qu’une telle déformation n’était pas inscrite dès le départ, au moins virtuellement, dans ce terme. De plus, « entre » n’est qu’une variation de inter-. C’est-à-dire que cet élément inter- donne comme racine du mot « inter-activité », la notion d’un espace commun de travail et non pas une dynamique de réciprocité.

Apparemment, on a du mal à comprendre que dès le départ, un « inter- » peut être compris autrement qu’en tant qu’écartement dans l’espace. A partir du moment où une dynamique entre dans tous ces éléments, à partir du moment où nous nous rapprochons d’un événement « à l’intérieur de deux », on nous parle d’usage « savant ». Mais ceci n’est pas un problème d’étymologie, c’est un problème plutôt conceptuel.

Voici deux animations interactives:

Dans la première, nous voyons un bouton, une bille, ou tout simplement un cercle rouge. En « cliquant dessus » on voit qu’il se casse en deux, et qu’entre les deux parties s’intercale un espace qui auparavant demeurait imperceptible. Cet espace est mesuré par l’ordinateur, qui affiche la distance de séparation en « pixels » - son élément de mesure graphique de base.

Nous voyons alors que, pour séparer les deux parties du bouton et créer pour chacune d’elles un trajet, il suffisait d’appliquer une force notamment celle constituée par le « clic » du bouton de la souris. Évidemment toute application de force complique la dynamique d’un événement, comme nous allons le voir dans un instant. Néanmoins, ici la mesure en pixels de cet écartement nous permet de témoigner d’un mode de visualisation extrêmement efficace, qui cherche à réduire le mouvement seul à l’espace parcouru. L’activité est mesuré après-coup. Voici donc une prémière définition, celle donnée par le dictionnaire historique du sens latin de inter- : « l’espacement, la répartition (sens local ou temporel) ».

Dans notre deuxième exemple, nous avons de nouveau un espace mesuré. Sauf que, cette fois-ci, cette délimitation ne fait que démarquer une sorte de champ d’opération dans lequel a lieu la saisie de l’interactivité.

Dans cette exemple, les « conséquences » ou résultats des gestes-utilisateur ont lieu sur les bords, indirectement, c’est-à-dire sans correspondance directe d’action-réponse à l’échelle (1:1). Quand on bouge la souris, les bords s’agitent et se mettent à vibrer. Ici, le inter- ne travaille pas en tant qu’espacement, mais plutôt comme activité d’espacement, comme activité d’écartement des billes. La façon dont le inter- travaille l’intér-ieur dépasse la pure notion d’un espace qui occupe l’espace pour rejoindre une notion d’activité à l’intérieur d’un écart qui permettrait, lui, l’écartement. Non pas un « espace intérieur » où quelque chose se passe, mais plutôt l’inter-espace qui fait que les événements dans l’espace ont lieu. C’est la dynamique à l’intérieur de cet inter- qui fait l’activité de inter-. Les mesures ne font que mesurer une sorte de limite de possibilités de cet inter-, de cet espacement.

Voici deux manières de comprendre inter-, c’est-à-dire « l’entre-deux ». D’un côté on voit inter- en tant qu’espacement purement mesurable, compréhensible à l’espace même. Une logique de l’espace. De l’autre, on voit un espace d’opérations ou d’activations où l’espace lui-même est travaillé, de l’intérieur, par une force qui le dépasse. C’est le point virtuel. On parle alors de dynamique, de tension, de pression, d’effort.

Evidemment, ces deux « perceptions » du même « phénomène » existent en même temps l’une que l’autre : il y a des espaces intérieurs qu’on occupe, et des espaces dynamiques qui font interagir un objet, par exemple, avec un autre. Nous nous situons la plupart du temps sur les bords de cet inter-, et c’est lui qui travaille tous les termes de l’événement.

Contrairement à l’historique donné par le dictionnaire, il faudrait renverser le rapport entre l’inter-espace et l’interaction. Car, pour occuper de l’espace il faut l’occuper, c’est-à-dire maintenir son occupation. Tout inter- de type « je mesure l’espace qui distance deux points » demande une tyrannie de l’occupation. Même avant d’avoir une opposition, il faut mettre en opposition les choses, les écarter. Quand le dictionnaire dit alors que « les formations où inter- exprime une relation où la réciprocité ne semblent pas procéder de modèles latins; inter- y représente plutôt un doublet savant de entre- », on nous fait sauter une étape. Il se peut qu’à l’époque romaine, on n’avait pas encore saisi cette nuance, mais il n’empêche que pour tout mot profitant de l’élément inter- cette remarque reste de l’actualité : pour avoir un inter-, il faut le créer. Si inter- construit une opposition « à l’intérieur de deux », il existe en même temps un écart virtuel à l’intérieur de cet intérieur qui le maintient et qui fait que tout inter- est réciproque. On pourrait éventuellement parler de cet élément inter- en termes de « dispositif » à cause de son activité particulière de construction d’un espace dans lequel les choses se maintiennent les unes par rapport aux autres. C’est la construction d’une relation.

Qu’est-ce donc que l’interactivité ? La maintenance d’une inter-dynamique entre au moins deux composants et dans laquelle, ou à travers laquelle, une activité est produite. Bien sûr quand nous parlons d’interactivité nous parlons d’une maintenance humain-machine, mais toutes ces réponses valent également pour tout dispositif d’inter-activité ou d’automatisme d’invagination. Nous parlons alors d’au moins deux objets, éléments ou composants dans une opposition ou relation, et un troisième élément qui n’est pas un élément comme les autres mais plutôt le terme de maintenance de l’opposition. Toute communication a lieu à l’intérieur de cette maintenance, et c’est la maintenance qui est elle-même le facteur déterminant de la communication. En d’autres mots, l’in+ter+activité est une activité qui a lieu seulement dans le contexte de cette interaction et sans laquelle l’in+ter+activité tout simplement n’a pas lieu. Evidemment ce n’est pas le cas dans la communication, qui veut toujours avoir quelque chose à communiquer et fait abstraction de ses moyens de communication (cf. information). L’interactivité est alors à l’opposé de la communication, car elle ne fait pas abstraction des « moyens de communication ». Au contraire, elle les actualise et les prend comme son raison d’être. L’interactivité n’a pas de « message », ni de code. Il s’agit d’un a priori, à partir duquel tout est maintenu dans une relation contradictoire. L’interactivité est alors ephémère par définition, puisque inter- ne constitue pas en soi un véritable espace ou entité matériel. Il s’agit en fait d’un éveacute;nement.

Quand nous parlons d’interactivité, nous ne parlons pas simplement d’interaction humain-machine à travers l’interface. C’est-à-dire l’inter-face comme espace neutre entre deux choses. L’interactivité n’appartient ni à l’interacteur, ni à la machine. Mais il n’appartient pas à lui-même non plus. Il s’agit de la construction d’une relation, et non pas d’un inter-espace de communication. Nous parlons alors d’in + ter + activité, c’est-à-dire d’une activité, d’un acte, voire une actualisation qui se maintient, qui a lieu dans cet écart virtuel actif à l’intérieur de tout mouvement. C’est l’acte lui-même qui a lieu entre les deux, à travers cet intervalle. Il faudrait insister sur ce « à travers ». Car, c’est dans « l’activité à l’intérieur de deux » qu’a lieu ce que nous essayons de définir, voire construire, comme « interactivité » et qui dépasse largement la notion d’un inter-espace qui forcément garderait l’intégrité des éléments de l’opposition. Nous parlons d’un dispositif ou d’une configuration plus complexe que l’interface qui se trouve « entre » la machine et le sujet humain.

Dans les théories scientifiques actuels autour des turbulences, nous retrouvons ce point-source d’activité ou de dynamique dans ce que l’on nomme « attracteur ». Dans la pratique zen, on le trouve dans l’effort ou dans la posture du « s’asseoir ». Mais où que nous le cherchions, cet « écart virtuel », qui fait que toute inter-activité maintient une réciprocité par le fait même d’être inter-, nous parlons toujours d’une actualisation, d’un « sombre précurseur », ou d’un effort qui fait entrer les éléments en relation et leur enlève leur autonomie respective. Il s’agit d’une critique, voire une déconstruction, du sujet-autonome et de la machine comme objet neutre.

cf. approche, effort, intercourse, lexis

définition:

acte n.m. n’est attesté qu’au XIVe s. (1338); c’est un emprunt au latin actum, au pluriel acta, participe passé passif substantivé du verbe agere « faire », qui donnera agir* un siècle plus tard. Acta est devenu en latin médiéval l’équivalent de charta « pièce juridique » (-> charte). Ce radical act- (supin et participe de agere) a produit actor « celui qui agit », actio « fait ou manière d’agir » et en latin scolastique les adjectifs activus, (d’où le latin médiéval activitas) et, par l’intermédiaire de actus, actualis (d’où le médiéval actualitas). Le latin agere, comme le grec agein (d’où agôn « lutte »), signifie d’abord « pousser devant soi » ; il se distingue de ducere « conduire en marchant devant » ; ce sont les mots d’une civilisation de pasteurs conduisant leur troupeaux. Le présent ago correspond à un thème indoeuropéen (sanskrit ájati « il conduit ») ; il est en rapport probable avec le grec agelê « troupeau ». On peut noter que les langues italiques n’ont pas conservé la racine indoeuropéenne °deg;werg’-, « agir », que l’on retrouve dans le grec ergon, le werk/work des langues germaniques, etc. Outre ses dérivés en act-, le verbe latin a de nombreux composés (agitare, cogitare, exigere, prodigere, subigere, transigere) et dérivés (agilis) qui ont eu des effets en français. Agere exprime l’activité continue, alors que facere (-> faire) concerne l’instant ; le verbe latin s’est spécialisé en religion (activité sacrificielle), en droit, en spectacle, en grammaire : on retrouvera ces contextes en français pour agir, acte, action, acteur

inter- est un élément emprunté au latin inter**, proprement « à l’intérieur de deux » (-> entre), préverbe et préposition formé de in « dans » (-> en) et de l’élément -ter- servant à opposer deux parties. Inter- entre dans des composés exprimant l’espacement, la répartition (sens local ou temporel), dont certains sont empruntés au latin (par exemple interlinéaire, 1389 ; latin interlinearis)… Les formations où inter- exprime une relation ou la réciprocité (interrégional, 1893) ne semblent pas procéder de modèles latin ; inter- y représente plutôt un doublet savant de entre-.**

- Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 1995.