Lexicon / weightless

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

Ce n’est pas pour rien que les images venant des techniciens de l’informatique ont tant à voir avec l’apesanteur de l’espace. L’information, dans sa forme pure, n’a pas de pesanteur, ni de matérialité. Elle est immatérielle. La machine met tout sur un même plan, sans faire de distinctions entre les caractères, les nuances, et les qualités de chaque donnée. Ces images de fusées, d’étoiles, de guerres d’espace, tentent de donner forme à un phénomène que les ingénieurs se sentent forcés de prendre comme un a priori informatique, chaque fois qu’ils allument la machine. Par contre, de l’autre côté de l’informatique, l’interactivité ne cesse de donner des densités (cf. effort) à l’image, des images corporelles d’actualisation, et ce n’est pas étonnant de voir que des artistes venant d’autres milieux que l’ingénierie ont senti la nécessité d’introduire d’autres logiques dans les rapports corporels avec cette entité sans poids. Mais avant de voir comment, remontons un instant le cahier des charges de la machine. La définition de l’élément discret qui fait la différence de l’ordinateur (cf. le nom de la première machine à proprement parler informatique, l’EDVAC : « Electronic Discrete Variable Computer »), est qu’il est un élément séparé, distinct de tous les autres, et que même si chaque donnée ou chaque élément travaille dans un ensemble, ils travaillent tous indépendamment les uns des autres. Ils peuvent à n’importe quel moment se déplacer ailleurs, se mobiliser dans d’autres contextes, voire se dédoubler, s’annihiler, sans affecter la consistance des autres éléments qui l’entourent. Si je supprime un élément discret, par exemple un pixel dans Photoshop, tant que les autres pixels qui l’entourent ne sont pas liés à ce pixel par un algorithme du programme, sa transformation n’affectera que lui seul. Cette incroyable légèreté et neutralité de chaque élément discret fait que la machine n’a pas ce que l’on pourrait appeler de pesanteur. Il n’y a pas d’implications pour l’ensemble dans ma manipulation de l’individuel, car il n’y a rien qui les relie de force par une opération d’attraction inné. Sauf que là, nous voyons qu’il n’est peut-être pas juste de vider complètement la machine de toute notion d’attraction et de forces gravitationnelles des éléments. Nous venons de dire quelque chose de très important : « …tant que les autres pixels… ne sont pas liés à ce pixel par un algorithme du programme… ». Il est vrai, que du point de vue de la mémoire, dans Photoshop il n’y a que des rangements ou des grilles remplies de cases discrètes qui contiennent des chiffres représentant les couleurs du pixel x, y dans l’image. Mais, bien que chaque case est discrète, séparée, qui dit qu’il n’y a pas d’autres processus qui peuvent arriver et saisi r ces données, les faire travailler dans une autre logique que celle de l’apesanteur ou la neutralité ? Appelons cette autre logique algorithme, programme, diagramme ou carrément interactivité. Nous savons, par exemple, qu’à travers la logique de la marionnette, un objet sans pesanteur peut se trouver dans une relation avec un corps ou un esprit affecté par la gravité. Ce corps peut lui donner, par projection, un mouvement, une densité et donc une qualité affective à ses gestes. C’est cette logique de la prothèse qui inverse les pôles de la relation et fait une imbrication sans symbiose des êtres incompossibles. Elle nous montre que les données sans poids, sans gravité, peuvent néanmoins se trouver dans des agencements et des dispositifs qui leur donnent une figure d’incorporation ou d’engagement. Du même mouvement, on peut dire que le programme, en tant qu’il saisit les éléments discrets de la mémoire, et commence à former des stratégies (cf. dispositif) pour les relier, crée un autre plan d’activation de ces données, un peu comme si il créait une autre âme que celle de la légèreté… Qu’un élément soit discret ne veut pas dire qu’une autre entité ne peut pas le saisir, en profitant justement de son abstraction pour la faire entrer dans une autre logique. Ceci veut dire que dans l’interactivité, la légèreté peut retrouver de la pesanteur, de la densité, et des mouvements d’incorporation dans de nouvelles machines. Car à l’opposé de l’apesanteur, se trouve l’effort, qui ne fait pas abstraction du corps de l’interacteur, et ne cherche pas à le transcender ou se désincarner. L’effort ne veut pas oublier le corps, l’effort veut le défaire : sensation de pesanteur et d’apesanteur, d’une tension interne de la chair.

cf. effort, diagramme, information, machine abstraite, marionnette

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QuicktimeVR

Quicktime VR, Apple Computer. Un des objets fétiches des développeurs ces dernières années est le programme QuickTimeVR inventé par Apple Computers et disponible sur les plates-formes Macintosh et Windows. Dans ce dispositif on peut simuler soit la visite « virtuelle » d’un lieu, c’est-à-dire avec la possibilité de pivoter en 360°deg; pour regarder à partir d’un point de vue, l’espace qui nous entoure, soit construire un « objet » virtuel que l’on peut tourner sur lui-même en 360°deg; à la fois sur son axe horizontale et sur son axe vertical. Mais dans le cas de ces deux dispositifs, on se sent obligé de poser la question de l’intérêt d’un tel accès total à l’objet et à l’espace. Sans mise en scène, et surtout sans contraintes de mouvements dans ma manipulation, pourquoi regarderai-je dans une direction plutôt que dans une autre, regarder une face d’un objet plutôt que l’autre ? Car tant que tout point me reste accessible de la même façon, c’est-à-dire à partir du moment où l’ordinateur ne fait pas de distinction entre un point de vue et un autre, cette objet reste absolument insaisissable. Regarder d’en haut, regarder d’en bas, un peu plus à droite, un peu plus à gauche, finalement je suis dans un espace totalement abstrait et sans conséquences. Chaque geste est égal à tous les autres, et le système se fiche finalement de ma présence. L’apesanteur a saisi l’oeuvre, et aplati les contours de son espace en relief sur un seul plan de manipulation interactive. L’image a l’air 3D, mais du point de vue de l’interactivité, elle est parfaitement plate.

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Osmose

Osmose, installation immersive 3D, Char Davies, Softimage, 1995. Cette environnement immersif un peu naïf prend comme point de départ l’expérience personnelle de l’artiste d’une plongée sous-marine. « Diving out over an abyss, where you don’t have a ground or coral heads to look at, you can get a very abstract and pure sense of space. It was the first time that I entered a space where there was nothing to see, no separations between inside and outside. If you saw a little tiny speck, you didn’t know whether it was the glint ina barracuda’s eye, or a little jellyfish or a misfiring of a rod in your retina. I guess I started accessing endorphins or something, because I really got into a trance » (Flotter au-dessus d’un abîme, où il n’y a plus de sol ou de corail à regarder, on peut avoir une sensation très abstraite et pure de l’espace. C’était la première fois où j’ai pu entrer dans un espace où il n’y avait rien à voir, aucune séparation entre intérieur et extérieur. Si on apercevait un petit point on ne savait pas s’il s’agissait d’une étincelle dans le regard d’un barracuda, d’une petite méduse, ou du court-circuit d’un des bâtonnets dans la rétine. Je suppose que j’ai commencé à produire des endorphines ou quelque chose du genre parce que je suis vraiment entrée en trance). [Char Davies, cité dans « Osmose », Erik Davis, Wired 4.08, August 1996, p.139]. À partir de cette expérience pseudo-métaphysique, Davies a crée un espace en 3D avec des machines de calcul très puissantes, et dans lequel l’interacteur, ou « l’immersant » pour prendre le terme de l’artiste, flotte littéralement à l’aide de sa respiration. Car attaché sur le corps de l’interacteur il y a non seulement un casque de visualisation 3D, mais une prothèse d’enregistrement des mouvements de la poitrine. On navigue dans l’espace en contrôlant l’air dans ses poumons. L’espace est plutôt abstrait, non pas représentatif d’un lieu illustratif mais plutôt une série « d’impressions de la nature » construites par l’équipe de SoftImage qui a travaillé sur le projet. Selon Erik Davis, reporter de Wired Magazine, les visiteurs de l’oeuvre, « les immersants », ont souvent les mêmes sensations que celles décrites par Davies pendant sa plongée sous-marine, en ajoutant que certains vont jusqu’à parler d’une expérience de la mort au moment-même où ils sont éjectés de l’environnement, c’est-à-dire au moment où ils ont retrouvé leur corps (cf. game over). À un moment donné, Erik Davis parle d’un rêve éveillé, d’une dérive avec les esprits, ou, plus significative, d’une expérience de désincarnation.