Lexicon / scene

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

Voici la scène de départ.

« Fourteen years ago when I was a graduate student in theatre, I had a conversion experience… Late one night, a friend of mine asked me if I wanted to see a computer. We went through three security checks and up an elevator and through a maze of cubicles to a workstation where images were materializing on a little screen. I think it was Mars we were looking at. All I remember now is that I saw a portal into a new world, a million new worlds. I fell to my knees and said, whatever I have to do, I have to get my head into this stuff. Since the beginning of my involvement with the medium, I’ve been driven by one very rich metaphor. Like a fractal, the closer I look at it the more I see. Computers are theatre. » (Il y a quatorze ans, quand j’étais étudiante en théâtre, j’ai eu une expérience de conversion… Un soir, tard, un ami m’a demandé si je voulais voir un ordinateur. Nous avons dû passer trois postes de surveillance, monter dans un ascenseur, et traverser un labyrinthe de bureaux pour arriver devant une station de travail où des images se matérialisaient sur un petit écran. Je crois que nous regardions la planète Mars. Tout ce dont je me souviens, c’est d’avoir vu une porte ouverte sur un nouveau monde, sur un million de nouveaux mondes. Je suis tombée à genoux et me suis dit, quoi que je fasse, il faut me mette dans cette histoire. Depuis le début de mon travail avec ce medium, je suis poussé par une métaphore pleine de richesses. Comme un fractal, chaque fois que je la regarde, je vois quelque chose de nouveau. L’informatique c’est du théâtre.) — Brenda Laurel, « On dramatic Interaction », dans Iterations : The New Image, Timothy Druckery, ed., MIT Press, 1993, p.79

Ce que Brenda Laurel dit ici est tout à fait vérifiable : dans ses articles, ses livres, sa thèse, partout dans son travail, on la voit revenir sur la métaphore du théâtre. Et cette métaphore, il est vrai, a produit dans ses écrits sur les interfaces et sur l’informatique en général, toute une série d’idées qui méritent bien d’être regardées de plus près. Elle a permet surtout une critique du concept même de l’interface dont on avait fortement besoin. Au lieu de regarder l’informatique comme une opération de fonctionnalités, elle voit l’informatique comme un lieu de représentation dans lequel l’utilisateur et la machine interagissent autour d’une série d’actions à la fois affectives, cognitives, et productives. En gros, elle remplace l’interface par une scène sur laquelle des représentations ont lieu. Selon elle, il n’est pas important d’avoir une fenêtre sur le fonctionnement de l’ordinateur, il faut plutôt une scène de représentation sur laquelle des actions peuvent se dérouler soit du côté de l’ordinateur soit du côté de l’interacteur.

« The technical magic that supports the representation, as in the theatre, is behind the scenes. Whether the magic is created by hardware, software, or wetware is of no consequence; its only value is in what it produces on the “stage.” In other words, the representation is all there is. Think of it as existential WYSIWYG. » (Comme au théâtre, la magie technologique qui soutient la représentation se trouve dans les coulisses. Que cette magie soit créée par le matériel informatique, ses logiciels ou par une prothèse porté par l’utilisateur est sans importance. Son seul critère de valeur est par rapport à ce qu’elle produit sur scène. C’est-à-dire que la représentation, c’est tout. Interface graphique façon existentialiste.) — Brenda Laurel, Computers as Theatre, Addison-Wesley, 1993, p.17

Pour soutenir sa thèse, elle s’appuie sur la Poétique d’Aristote. La Poétique, pour Laurel, a l’intérêt d’avoir proposé de manière systématique le modèle de la représentation et de l’artifice. L’informatique, dit-elle, a besoin d’un système de représentation bien ficelé (cf. Computers as Theatre, p.36). Son mot d’ordre : la mimêsis, qu’elle traduit non pas comme imitation mais comme représentation. La représentation n’est pas arbitraire, elle est intentionnée, mais elle n’est pas imitation non plus, c’est-à-dire pure et simple copie, moins bien que le réel. La mimêsis, c’est ce que produit la représentation, qu’elle soit réelle ou virtuelle. Elle est productive non pas imitative (c’est-à-dire négative selon la terminologie de Platon dans la République). Selon Laurel, elle peut être imaginaire ou réel, la mimêsis ne tranche pas (cf. « On Dramatic Interaction », dans Iterations : The New Image, p.80 et Computers as Theatre, p.45-46). L’intérêt alors de la mimêsis en informatique, c’est de permettre la représentation d’actions réelles et d’actions virtuelles sur une seule et même scène, celle de l’informatique. Cette scène s’appelle interactivité. Mais partout dans Computers as Theatre, Laurel semble vouloir se justifier vis à vis des ingénieurs de l’informatique qui constitue en gros l’ensemble de la population d’ergonomistes et de concepteurs de programmes informatiques : ayant pris un point de départ d’apparence esthétique, on sent que Laurel ne veut pas dire non plus que rien de « sérieux » puisse se passer dans l’informatique mimétique. Représentation aurait tendance à rimer avec spectacle, artifice, ou divertissement, et elle passe son temps à parler de logiciels utilisés dans le travail (Microsoft Word, Excel, etc.) pour justifier la pertinence de ses arguments par rapport au business informatique, par rapport à l’informatique commerciale. Elle a même intitulé un des sous-chapitres « Is Drama Serious Enough? » [Est-ce que le théâtre est assez sérieux ?] pour contrecarrer d’avance tout reproche de ce genre. Mais le problème ici n’est peut-être pas d’avoir invoqué dès le départ un modèle esthétique de l’action (même si la Poétique n’est pas forcément le meilleur départ, ce n’est pas vraiment le problème), mais plutôt de n’avoir jamais su se débarrasser de la notion d’un « théâtre », et surtout de la tradition du théâtre. Le mot scène, bien qu’il désigne dès le latin classique une scène de théâtre, a néanmoins des origines grecs plus générales : « Le mot latin est lui-même emprunté au grec skênê « endroit abrité », « tente », « tréteau » et terme technique de théâtre pour « scène ». Skênê est peut-être apparenté à skia « ombre », d’origine Indo-européenne » (Dictionnaire Historique de la langue française, Le Robert, 1995). Depuis, l’usage de scène a également été élargi par extension pour inclure toute une série d’événements quotidiens en dehors du milieu théâtrale : faire une scène, scène de ménage, et surtout scène publique qui apparaît dès le latin classique. Il est évidemment plus difficile à déterminer en fait en quoi consiste une scène de ménage par exemple, c’est-à-dire quelle est la part de fantasme et quelle est la part de réalité, surtout quand on ajoute la définition psychanalytique du mot scène. C’est en fait avec ce dernier usage que le mot scène devient vraiment intéressant pour l’interactivité, parce qu’il permet un contexte plus élargi de l’action pour inclure également l’imagination et la projection dans le processus de création de l’événement. Et il faut rappeler en fin de compte que tout métier a ses rituels et lieux de représentations, et on a nul besoin de regarder le plateau du microscope pour voir que même la science institutionnelle (voilà un métier bien sérieux) travaille du début à la fin sur une succession de scènes (laboratoire, groupes de travail, forums, conférences, publications, etc.). Ceci dit, à partir de cette réintroduction de l’affect et surtout de l’inconscient dans la notion d’une scène, il faudrait peut-être se questionner sur la notion même de représentation dans la production d’actions. C’est bien sûr la mimêsis que je vise et je pense aux déclarations fameuses de Deleuze et Guattari dans les années 1970 quand ils disaient que l’inconscient, ce n’est pas un théâtre mais une usine, c’est-à-dire que les productions de l’inconscient qui nous animent sont par nature de l’ordre de l’effectif (Deleuze et Guattari, L’anti-oedipe, ed. de Minuit, 1972, p.31). De même, traiter l’interactivité comme une scène, même élargie pour inclure l’inconscient, passera toujours à côté du véritable dispositif qui est construit par la mise en place elle-même d’une configuration interactive. Quand l’enfant se branche avec sa prothèse préférée sur un nouveau jeu, c’est un véritable corps qu’il construit. Et quand les ordinateurs, à cause de ou grâce à Internet (cela dépend de son point de vue), entrent de façon massive et transparente dans les divers outils de la vie quotidienne, la notion d’un théâtre risque d’arrêter tout le jeu. Si je dois entrer, comme le propose Laurel, dans tout un dispositif d’exposition, d’incident, de crise, d’apogée et de dénouement à chaque fois que je veux faire de la cuisine assistée par ordinateur, je vais finir la journée bien fatigué. Et même du point de vue de l’esthétique (d’où sont partis quand même les modèles de Laurel), il est bien embêtant de résumer l’art comme un lieu ou une scène où ait lieu des représentations de l’action plutôt que l’action elle-même. Sur ce point on voit bien la conception américaine de l’art, qui se trouve quelque part entre spectacle et divertissement. On n’atteint la force de l’affect que symboliquement, c’est-à-dire dans un deuxième temps, ou par projection sur et empathie pour les personnages (Computers as Theatre, p.120-122). Toutes ses métaphores, figures et modèles sont évidemment pleines de richesses pour l’interactivité et il ne faut surtout pas les évacuer dans nos travaux artistiques et théoriques. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’avant la projection il y a la configuration, qu’avant la scène il y a le dispositif, et surtout qu’avant l’action il y a l’effort. Qu’il existe un degré zéro de l’interactivité qui vient avant toute représentation et qui implique plus que notre envie de participer à telle ou telle activité. Deleuze et Guattari l’ont nommé le désir, et pour décrire son mouvement ont parlé d’une machine désirante, c’est-à-dire un agencement dans lequel entre un sujet quelconque pour devenir tel ou tel chose. Pour Deleuze et Guattari, un bébé qui suce le sein de sa mère construit une machine de la bouche pour l’accoupler avec la machine du sein de la mère. Il ne désire pas posséder le sein, il désire entrer en inter-action avec lui. Il s’agit d’un processus, et l’interactivité est par définition un processus parce qu’on ne peut même pas la comprendre sans savoir ce qu’elle est en train de faire. C’est pour cette raison que la scène que construit l’interactivité n’est que la moitié de l’affaire et occulte le mouvement de degré zéro qui anime l’interactivité.

cf. action, configuration, dispositif, effort

bibliographie :